Comme nous l’avons abordé dans l’article Impacts des intersexuations dans la vie quotidienne, il est essentiel de prendre en compte les effets de l’endosexenormativité et de l’interphobie sur la vie des personnes intersexuées pour comprendre leur réalité quotidienne. Selon l’enquête de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA), les personnes intersexuées rapportent un niveau de satisfaction de vie inférieur à celui du reste de la communauté LGBTQIA+, ainsi qu’un état de santé global moins bon.
Une conséquence majeure de l’endosexenormativité est la pathologisation des intersexuations, qui mène souvent à des interventions médicales non consenties, visant à "normaliser" les corps. D'après la même enquête, 49,4% des personnes intersexuées interrogées ont découvert leur intersexuation via le système médical. Les personnes intersexuées construisent donc leur identité autour de la médicalisation de leur intersexuation et de la dépossession de leur corps qui l’accompagne.
Les interventions médicales visant à "normaliser" les corps intersexués ne se limitent pas aux chirurgies : de nombreux actes médicaux sont effectués sur les corps des personnes intersexuées, souvent sans qu'elles aient reçu suffisamment d'informations sur la nécessité ou les conséquences de ces actes.
Ces interventions peuvent inclure :
D'après une enquête du Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, 96% des personnes intersexuées répondantes ont reçu un traitement hormonal, 64% ont subi une gonadectomie, 38% ont subi une réduction de ce que les médecins ont qualifié de "clitoris trop long", 33% des opérations vaginales et 13% ont subi une modification de leurs voies urinaires. Selon Anne Fausto-Sterling, entre 30 et 80% des personnes intersexuées subissent plus d’une intervention chirurgicale et il n’est pas rare de voir un·e enfant subir trois à cinq procédures.
Selon l'enquête de l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne (FRA), la majorité des interventions (60,9%) sont effectuées sans le consentement des personnes concernées. Étant donné que ces interventions ont majoritairement lieu durant l'enfance (44% avant 14 ans, 69% avant la majorité légale), le consentement parental est requis. Cependant, les parents ne reçoivent généralement pas d'informations détaillées avant l'intervention, ni de soutien psychosocial adéquat. L'enquête révèle que les parents recevant des informations pathologisantes de la part des médecins sont presque trois fois plus susceptibles de consentir à une opération que ceux qui reçoivent des informations non pathologisantes. Ces informations sont souvent remplies de jargon médical complexe et accompagnées de pressions en faveur des interventions médicales afin “réparer” l’enfant intersexué·e.
Le corps médical justifie les interventions de “normalisation” comme une réponse urgente à des “risques médicaux”, tels que le risque de cancer liés aux gonades internes ou une "dérégulation" hormonale potentielle. Mais nombre de ces interventions reposent sur des stéréotypes de genre essentialistes : par exemple, l'idée qu'un petit garçon doit pouvoir uriner debout ou qu'une petite fille doit avoir un vagin. Les interventions sont présentées comme la solution pour éviter que l'enfant ne doute de son sexe (et/ou de son genre) ou ne sorte de la norme hétérosexuelle. Elles sont donc vues comme bénéfiques pour le bien-être mental de l'enfant, lui évitant des questionnements identitaires ou une stigmatisation sociale soi-disant "inévitable" sans intervention. Selon ce paradigme de pathologisation médicale, il est plus aisé, plus “raisonnable”, d’intervenir médicalement sur le corps des enfants intersexué·es que de tenter de changer le regard que pose la société endosexenormative sur elleux.
Enfin, le corps médical avance que la majorité des personnes concernées seraient satisfaites de ces interventions. Mais comment cette satisfaction est-elle évaluée ?
Au cours des dernières années, le champ des études intersexes s’est considérablement développé. Des recherches en sciences sociales ont révélé les conséquences néfastes des interventions chirurgicales et des traitements hormonaux répétés sur la santé physique, mentale et sociale des personnes intersexuées.
Cependant, les savoirs médicaux dominent toujours la production des connaissances "officielles" sur l’intersexuation, tandis que les savoirs produits par les personnes concernées sont souvent marginalisés. Dans le domaine médical, les études de suivi à long terme sur la qualité de vie des personnes intersexuées, initiées à la fin des années 1990, reposent sur des méthodologies souvent précaires et des critères d’évaluation flous et normatifs. Ces études se concentrent sur le résultat esthétique, la fonctionnalité sexuelle et la réussite de l’assignation identitaire, sans prendre suffisamment en compte les effets psychosociaux des traitements non consentis ou le bien-être global des personnes concernées.
Les outils d’évaluation utilisés dans ces études incluent des examens médicaux focalisés sur les aspects physiologiques et esthétiques des organes génitaux, ainsi que des questionnaires fermés, dont le contenu varie en fonction du sexe assigné de la personne répondante. Ces questionnaires, conçus par des psychologues, interrogent les patient·es sur leur satisfaction et leur fonctionnalité sexuelle dans une perspective hétérocentrée, c'est-à-dire dans le cadre d’une pénétration vaginale, sans questionnement sur les douleurs clitoridiennes. Dans l’étude DSD Life, par exemple, les médecins considèrent comme un indice de “problème sexuel” le fait que les femmes intersexuées aient plus souvent des partenaires femmes que le reste de la population.
De plus, ces études présentent des limites non-négligeables en termes de représentativité : il existe peu de recherches sur le long terme et le nombre de personnes intersexuées interrogées reste très faible, en raison de la rareté des cas et de la difficulté à maintenir le contact avec les ancien·nes patient·es au fil des années. Cependant, même si les médecins admettent la faible représentativité de leurs études, ces dernières continuent d’être publiées et reconnues comme scientifiquement valides, voire statistiquement fiables.
La souffrance corporelle et mentale que font ressortir ces études pousse certain·es médecins à remettre en question le protocole actuel de prise en charge des personnes intersexuées, mais ces efforts de changement peinent à s’imposer dans la sphère médicale. En effet, les mauvais résultats passés sont souvent attribués à une prise en charge technique et humaine jugée moins performante par les prédécesseur·euses.
Les interventions médicales réalisées sur les corps des personnes intersexuées peuvent entraîner de nombreux problèmes de santé. Dans une étude menée aux États-Unis par Rosenwohl-Mack et al., plus de 43% des participant·es ont déclaré qu’iels considéraient leur santé physique comme passable ou mauvaise. Près d'un tiers d'entre elleux ont rapporté des difficultés à accomplir des tâches quotidiennes et plus de 20% rencontrent de sérieuses difficultés à marcher ou à monter des escaliers.
Il a également été observé que les personnes intersexuées plus âgées présentent des niveaux de handicap plus élevés que la population générale. Pour beaucoup, ces handicaps trouvent leur origine dans les interventions médicales subies, laissant des séquelles physiques ou fonctionnelles qui affectent durablement leur vie.
Historiquement, les bébés intersexués ont souvent été assignés filles parce que les chirurgies associées à cette assignation étaient considérées comme plus simples à réaliser. Les interventions féminisantes incluent la création d'organes génitaux d'apparence féminine, soit en l’absence apparente d’organes génitaux, soit en “féminisant” (donc en mutilant) des organes d’apparence masculine jugés inadéquats par les professionnel·les de santé. Les vaginoplasties réalisées sur des enfants en bas âge nécessitent souvent des révisions chirurgicales répétées. Les clitoridectomies (réduction ou ablation du clitoris) ont longtemps été pratiquées selon l'idée que le clitoris était inutile et que son ablation réduirait le risque d'homosexualité.
Les dilatations vaginales, soit l’insertion de “bougies” de plus en plus larges dans le vagin afin de maintenir ou agrandir l'ouverture créée par la chirurgie, sont prescrites soit après une opération pour éviter le rétrécissement du vagin, soit sans vaginoplastie en cas de vagin jugé trop court. Elles peuvent être effectuées sous anesthésie par des gynécologues, ou par les parents ou la personne elle-même à l’adolescence, souvent sous la menace d'une nouvelle intervention chirurgicale si les dilatations ne sont pas effectuées régulièrement. Ces dilatations, généralement douloureuses voire traumatisantes, sont parfois réalisées sur des enfants trop jeunes pour comprendre ou consentir. Des personnes concernées et certains parents refusent ces pratiques, les qualifiant d'abus sexuels lorsqu'elles sont réalisées sans consentement.
Ces interventions de "féminisation", parfois réalisées à un âge très précoce, ont souvent des conséquences qui durent tout au long de la vie. Elles diminuent les possibilités de plaisir sexuel et peuvent causer des douleurs à long terme. Bien que les chirurgien·nes affirment que les techniques modernes évitent la perte de sensibilité, il est actuellement impossible d’éviter des dommages nerveux. Les sténoses vaginales sont fréquentes après les vaginoplasties. Selon Anne Fausto-Sterling, 80 à 85% des vaginoplasties pratiquées dans l'enfance causent des sténoses et 78,5% nécessitent des réopérations.
Les opérations dites de "masculinisation", notamment en cas d'hypospade ou de "micropénis", incluent le “redressement” du pénis, le repositionnement du méat urinaire au sommet de la verge, ou encore la descente des testicules. Elles sont souvent accompagnées d’hormonothérapie (testostérone) pour allonger le pénis, parfois avec stimulation par masturbation afin d’évaluer les résultats.
Ces chirurgies peuvent causer des fistules urinaires, le rétrécissement de l’urètre, des difficultés à uriner, des infections récurrentes et une altération de la sensibilité. Près de 38% des personnes ayant été opérées suite à un hypospade rapportent une insatisfaction quant à l'apparence de leurs organes génitaux et 20% quant à leur fonctionnalité.
Les cicatrices internes et externes dues aux interventions chirurgicales sur les parties génitales augmentent le risque d'inflammation et d'infection. Si elles ne sont pas traitées à temps, les infections urinaires récurrentes peuvent entraîner de graves problèmes rénaux. Les douleurs chroniques sont également fréquentes.
Les gonadectomies entraînent une stérilité définitive, mais aussi une carence hormonale qui implique une prise d'hormones à vie. Ces traitements hormonaux débutent souvent avant la solidification de la plaque osseuse, pouvant freiner la croissance et provoquer des polyarthrites graves. Un mauvais dosage ou l'absence de traitement peut entraîner de nombreuses complications, telles que l'ostéoporose, des problèmes de libido, de fatigue, des maux de tête ou des douleurs génitales, voire le diabète. Il n’y a également, à ce jour, pas d’études médicales sur les possibles effets secondaires générés par l’association d’un traitement d’hormones de croissance aux traitements hormonaux de substitution.
Les rapports sexuels peuvent être douloureux en raison des cicatrices et des mutilations. Des difficultés à atteindre l’orgasme, des mycoses vaginales ou des problèmes d’érection peuvent survenir. Dans l'enquête DSD Life, 56 à 70% des femmes opérées rapportent des douleurs lors de rapports sexuels pénétratifs, avec des saignements réguliers. On observe également fréquemment une perte de sensibilité génitale et une diminution, voire absence, de fonction sexuelle.
Différentes études ont montré que les personnes intersexuées ont une santé mentale moins bonne que la population générale. Dans une enquête portant sur des adolescent·es intersexué·es de plus de 16 ans dans six pays européens, les participant·es ont signalé des niveaux d’anxiété et de dépression systématiquement plus élevés. Les taux de comportements autodestructeurs et de tendances suicidaires chez les personnes intersexuées sont comparables à ceux observés chez des femmes dyadiques ayant subi des abus physiques et sexuels.
Les interventions médicales subies par les jeunes intersexué·es sont récurrentes : les opérations chirurgicales sont répétées tout au long de leur développement, les examens médicaux fréquents et les traitements hormonaux continus. Cela maintient les jeunes dans une médicalisation constante qui leur impose un regard déshumanisant sur leur propre corps. Iels sont poussé·es à se conformer au sexe qui leur a été assigné à la naissance et à incarner des rôles genrés rigides.
La pathologisation de leur variation, perçue comme une "malformation" ou un "syndrome", crée un sentiment de malaise, de honte, parfois de tabou, qui amène souvent ces jeunes à développer une faible estime de soi et à s'isoler socialement. Ce rapport négatif qu’iels entretiennent avec leur corps influence également leur relation à la sexualité et augmente leur vulnérabilité face aux agressions sexuelles.
Les interventions médicales réalisées sans consentement peuvent entraîner un trouble de stress post-traumatique (PTSD). Le PTSD est une réaction psychologique à un événement traumatisant qui dépasse la capacité d'une personne à y faire face. Les personnes qui en souffrent sont plus susceptibles de développer des comportements à risque, de faire face à des épisodes de dissociation, à des troubles anxieux et dépressifs, ou encore à des difficultés à exprimer leur consentement.
Les personnes concernées peuvent également rencontrer des obstacles dans leurs relations amicales, familiales ou amoureuses. Nombre d'entre elles éprouvent un sentiment de deuil vis-à-vis de leur corps d'origine, qu'il s'agisse de transformations, de mutilations ou de pertes de fonctionnalité d'une partie de leur corps. La douleur chronique causée par les interventions médicales, les cicatrices ou les infections peut également avoir un impact négatif sur leur santé mentale.
Les relations sociales et familiales des personnes intersexuées sont souvent fragilisées par plusieurs facteurs :
La médicalisation récurrente des jeunes intersexué·es a également des répercussions sur leur scolarité : les taux d'absentéisme et de décrochage sont élevés, les jeunes se retrouvant souvent en rupture avec l’institution scolaire. Ces interruptions dans leur parcours scolaire peuvent avoir de lourdes conséquences sur leur accès futur à l’emploi, aggravant ainsi la précarité des personnes intersexuées, surtout pour celles qui se trouvent à l’intersection de plusieurs formes d’oppression (racisme, validisme, sexisme, transphobie, etc.).
Les interventions médicales sont souvent présentées par les professionnel·les de santé comme un moyen de prévenir la stigmatisation sociale, mais elles peuvent aussi en être la cause, notamment à cause des cicatrices qu’elles laissent. Certain·es jeunes font état de stigmatisation et de harcèlement à l’école, souvent sans soutien de la part du corps enseignant, qui n’est généralement pas formé à ces questions.
Selon l’étude Santé et Intersexuation menée en France en 2023, 75% des personnes intersexuées répondantes ont un revenu inférieur au revenu médian national. La dégradation de la santé des personnes intersexuées se traduit par des revenus plus faibles et des taux de chômage plus élevés que la moyenne.
En outre, une conséquence fréquente des interventions médicales non consenties est l’évitement du système de santé par les personnes intersexuées à l’âge adulte, en raison de la rupture de confiance avec le corps médical. Cet évitement a des conséquences graves sur leur santé physique : errances thérapeutiques, diagnostics tardifs et aggravation de maladies.
Bien que certaines études commencent à interroger les personnes intersexuées sur leur satisfaction de vie et que les revendications des militant·es intersexes commencent à être entendues par les corps législatifs internationaux (et parfois nationaux), les prises de position contre les interventions de “normalisation” restent minoritaires au sein du corps médical.
Deux études de cas récentes en Allemagne ont révélé que le nombre d’interventions médicales sur les enfants intersexué·es était resté relativement constant entre 2005 et 2016. Le corps médical continue de percevoir l’intersexuation comme une "malformation" qu’il est de leur devoir de "corriger", malgré la pression exercée par des institutions internationales pour mettre fin à ces pratiques.
Certains types d’interventions, comme les gonadectomies ou les vaginoplasties, tendent aujourd’hui à être retardés, mais il n’y a pas de diminution notable dans le recours aux réductions clitoridiennes, bien que les résultats cosmétiques et fonctionnels soient souvent jugés insatisfaisants par les médecins. De même, les interventions sur l’hypospade continuent d’être pratiquées, même si elles n’apportent que rarement des résultats satisfaisants.
Par ailleurs, les centres médicaux qui pratiquent des interventions sur les personnes intersexuées ont aujourd'hui tendance à proposer plus fréquemment un accompagnement psycho-social pour la personne concernée et sa famille. Cependant, la mise en œuvre de cet accompagnement est souvent insuffisante et il arrive qu’un·e psychologue ou un·e travailleur·euse social·e ne soit appelé·e que lorsque des problèmes se sont déjà manifestés.
Face à l’immobilisme du milieu médical et à l’interphobie omniprésente dans la société, les personnes intersexuées victimes de violences médicales œuvrent à se réapproprier leur corps et leur histoire. Elles développent des stratégies pour (sur)vivre, lutter, et s’organiser au sein de mouvements militants. Ces personnes travaillent à devenir expert·es de leur propre prise en charge médicale, afin de pouvoir choisir ou non, en toute autonomie, une chirurgie désirée ou un traitement hormonal adapté à leurs besoins.
Les organisations militantes s’efforcent de libérer les intersexuations de l’emprise médicale en remettant en question l’autorité de la médecine et son contrôle sur les corps. Elles encouragent la production de savoirs expérientiels dans le champ des études intersexes. Les militant·es intersexes plaident pour l’inclusion des personnes concernées et de leurs familles dans les instances décisionnelles législatives et thérapeutiques, ainsi que pour la formation des soignant·es et du personnel d’accueil à la dépathologisation de l’intersexuation.
Cette vidéo de Konbini avec Mischa du Collectif Intersexe Activiste résume une partie de ces propos :
Raz Michal et Petit Loé (2023), Intersexes : du pouvoir médical à l’autodétermination
CIA-OII France (2022), Enjeux médicaux et psychosociaux pour les patient·e·s intersexes
Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (2015), Droits de l’homme et personnes intersexes
Aegerter Audrey, Larrieu Gaëlle et Raz Michal (2022), Visibiliser les i sans (en faire une) exception
Raz Michal (2016), Qualité de vie et fertilité dans les études de suivi des personnes intersexuées
CIA-OII France (2024), La santé mentale des personnes intersexes, comprendre et accompagner
Callens, Motmans & Longman, Onderzoekscentrum voor Cultuur en Gender, Universiteit Gent (2017), IDEMinfo.be
ILGA-Europe & OII-Europe (2023), Intersections : the LGBTI II survey - Intersex Analysis
Berry Adeline et Monro Surya (2022), Ageing in obscurity: a critical literature review regarding older intersex people