Amatonormativité

L’organisation AUREA, l’Union du Spectre Aromantique pour la Reconnaissance, la Promotion et l’Éducation, définit l’amatonormativité comme suit :  

Conjecture très répandue supposant que tout le monde devrait, pour son bien, prendre part à une relation romantique exclusive, durable et monogame, et que tout le monde est à la recherche de ce type de relation [1].

Plus précisément et dans son usage courant, l’amatonormativité réfère aux normes qui régissent l’amour romantique en tant qu’idéal, et particulièrement la pression à ressentir une affection de type amoureuse et à pratiquer des relations romantiques.  

De ce cadre culturel global découle plusieurs normes, dont :  

 

L’amatonormativité est également fortement liée à la mononormativité [2], c’est à dire le système de normes qui privilégie la monogamie ou les relations de couple exclusives. Cependant, il est possible d’agir de manière amatonormative même dans le cadre de relations non-monogames. C’est pourquoi nous parlons dans cet article de “relation romantique” plutôt que de “relation de couple.” Une personne peut en effet prendre part à une relation romantique qui sort de la configuration du couple (par exemple un trouple ou une polycule), tout en continuant à juger cette relation comme supérieure à toute autre relation car elle implique un sentiment amoureux ou un mode relationnel distinct. La personne continue donc à propager un discours amatonormatif, tout en s’étant détachée de la mononorme.  

Nous allons à présent développer plus en profondeur les normes citées plus haut et qui constituent ensemble le système amatonormatif. Nous allons également nous attarder sur les effets marginalisants de ce système de normes, notamment pour les personnes aromantiques.  

Tout le monde peut (et doit) tomber amoureu·x·se

La notion la plus fondamentale dans la construction d’un système hétéronormatif est l’idée que le sentiment amoureux est universellement partagé par chaque être humain. Cette idée invisibilise les personnes aromantiques, qui ne ressentent pas ce sentiment amoureux. Ces personnes sont donc régulièrement considérées comme “anormales”, voire pathologisées. Cependant, cette pression à “tomber amoureu·x·se” a également un impact sur beaucoup d’autres personnes. Par exemple, il n’est pas rare qu’une petite fille se voit demander si “elle a un amoureux”. Si elle répond non, un·e parent·e progressi·f·ve lui demandera peut-être si elle a une amoureuse à la place. Un·e autre la “rassurera” simplement en lui disant qu’elle finira bien par trouver quelqu’un un jour. Il est par contre beaucoup plus rare de poser la question à un·e enfant de savoir si iel a envie de tomber amoureu·x·se en ce moment. Il faut de plus noter que la promesse d’un·e futur·e partenaire ne peut être “rassurante” que si l’on considère le moment non-amoureux comme effrayant ou comme marquant un manque. Nous sommes donc tou·te·s (dans notre société occidentale) touché·e·s par cette pression à l’amour romantique.

Cependant, il est important de noter que la pression romantique pèse souvent plus lourd sur les femmes et les personnes assignées femmes à la naissance que sur les hommes (cis). En effet, si les hommes semblent pouvoir se suffire à eux-mêmes, la position des femmes reste à ce jour plus précaire. L’idéal de la femme reste encore aujourd’hui associé à la domesticité et à la vie de famille, une vie de famille associée à l’amour romantique. Pour avoir “réussi sa vie” en tant que femme, il faudra donc fonder une famille et avoir des enfants, mais seulement au sein d’un couple - la monoparentalité reste à ce jour stigmatisée. Il y a donc également une dimension sexiste à l’amatonormativité, qui pousse les femmes plus que les hommes à tout sacrifier dans la quête d’un amour romantique et exclusif [3]. 

Être amoureu·x·se, c’est aimer plus  

Non seulement il existe une pression à ressentir le sentiment amoureux, mais celle-ci est d’autant plus efficace que ce sentiment est généralement survalorisé dans notre société. C’est ce qui sous-tend l’exemple cité plus haut et l’aspect “rassurant” d’un amour futur : comme la société accorde plus de valeur au sentiment amoureux qu’à tout autre type d’affection (amicale, familiale, …), une personne non-amoureuse est toujours en manque de quelque chose par rapport à une version future fantasmée de son soi qui serait amoureuse.  

À nouveau, cette supposition pathologise les personnes aromantiques comme toujours “en manque” de quelque chose, mais elle a aussi un impact sur les personnes alloromantiques (c'est-à-dire qui ne sont pas aromantiques). Par exemple, le sentiment amoureux est parfois utilisé pour excuser certains comportements problématiques : “iel l’a fait par amour !” est censé rendre toute action plus acceptable, sans prendre en compte la vulnérabilité des victimes de violence qui seraient censées tout accepter “par amour”.  

Les relations romantiques (et pas seulement amoureuses) sont supérieures aux autres relations  

Il nous semble important de préciser ici que ce n’est pas seulement le sentiment amoureux qui est valorisé dans le système amatonormatif, mais également un mode de relation dit “romantique” qui serait distinct de tout autre type de relation. En effet, même si le sentiment amoureux est vu comme un idéal, il est relativement admis dans la société que celui-ci ne précède pas toujours la “mise en couple", la création d’une relation romantique. Nombreuses sont les personnes qui décident de “sortir avec quelqu’un” sans ressentir de sentiment amoureux. Ce comportement n’est cependant acceptable que dans certains cas. S’il est admis qu’une personne relativement jeune ait plusieurs “amourettes” qui se succèdent relativement rapidement, le même comportement sera vu comme une marque d’instabilité chez une personne adulte.  

Il est en fait généralement admis que la relation romantique précède parfois le sentiment amoureux, mais le développement de ce sentiment marque la “réussite” de cette relation. Celui-ci reste l’idéal à atteindre. Une personne qui multiplie les relations sans jamais atteindre ce sentiment amoureux sera donc jugée négativement, considérée comme frivole, voire manipulatrice. La relation romantique est donc à la fois un objectif en soi et une manière d’atteindre l’idéal amoureux.  

Il est cependant difficile de définir précisément ce qui constitue une relation romantique. Elle ne peut être définie par le sentiment amoureux, puisqu’elle précède parfois celui-ci. Certaines personnes la définissent par le biais d’une attirance sexuelle qui n’est pas présente dans d’autres relations. Cependant, de nombreuses personnes ont des “plans cul” ou d’autres formes de relations qui incluent des relations sexuelles sans être de nature romantique. De même, certaines personnes asexuelles forment des relations romantiques sans y inclure de sexe. Pour beaucoup, les relations romantiques sont marquées par une forme d’exclusivité, mais ce n’est pas toujours le cas pour les personnes polyamoureuses ou en relation libre.  

Nous postulons donc que la forme exacte d’une relation romantique varie de personne en personne et même au cours de la vie d’une personne, et qu’elle est dès lors mieux définie par la position hiérarchique qu’elle prend dans l’ordre des relations. En effet, une relation romantique est généralement considérée comme plus importante que d’autres relations, et très certainement plus importantes que les relations d’amitié. (On dit en effet que deux personnes sont “juste ami·e·s” si iels ne partagent pas de relation romantique.) Ceci amène donc souvent les gens à prioriser leur(s) relation(s) romantique(s) par-dessus tout et à délaisser leurs autres relations. La normalisation de tels comportements fragilise énormément les personnes aromantiques, qui doivent souvent vivre avec la peur d’être délaissé·e·s par leurs ami·e·s sans pouvoir se raccrocher à l’idée qu’iels auront un jour leur propre couple via lequel être priorisé·e·s.  

Un autre effet nocif de l’amatonormativité qu’il nous semble intéressant de mentionner est celui du mouvement incel (abréviation de “involuntary celibacy” ou “célibat involontaire”). Ce mouvement est né d’un projet inclusif de soutien entre personnes souhaitant des relations romantico-sexuelles mais ne parvenant pas à en obtenir. Cependant, il a petit à petit évolué jusqu’à devenir un mouvement terroriste, dont l’idéologie est responsable de plus d’une dizaine de fusillades à travers le monde. Ce glissement de terrain a été possible parce que notre société survalorise les relations romantico-sexuelles (il est à noter que ce mouvement est également lié au concept de sexualité obligatoire et relie de manière intrinsèque les concepts de relations romantiques et sexuelles).

Une personne alloromantique ne pouvant accéder à ces relations se retrouve donc confrontée non seulement à un désir non réalisé, mais également à une société qui lui renvoie constamment une image de sa situation comme étant un échec, marquée par le manque. De plus, de par l’omniprésence du paradigme amatonormatif et sexuel (par exemple dans les médias), certaines personnes ne parviennent pas à se valoriser autrement que via une relation romantico-sexuelle. Le mouvement incel se présente alors comme une alternative, proposant une forme de communauté et de valorisation via une idéologie suprémaciste. Il y a bien sûr d’autres éléments qui sont nécessaires à provoquer ce glissement – par exemple une culture qui normalise encore trop la misogynie. Cependant, l’amatonormativité est un ingrédient fondamental du terreau qui permet à de tels mouvements de prendre racine.  

La dimension genrée du mouvement incel reste par contre extrêmement importante. Si le mouvement - dans sa forme initiale - a été fondé par une femme, la radicalisation de celui-ci c’est faite notamment via une masculinisation de ses participants. Les franges violentes du mouvement sont exclusivement composées d’hommes et leur discours est profondément misogyne - prétendant que les luttes d’émancipation des femmes ont mené à leur misère sexuelle et romantique actuelle. Face au poids de l’amatonormativité, il semble donc que les hommes vont plus facilement poser le blâme à l’extérieur d’eux-mêmes et recourir à la violence, alors que les femmes ont tendance à se blâmer elles-mêmes pour leurs échecs romantiques et à tenter de modifier leur apparence ou comportement (le nombre de médias romantiques basés sur l’idée d’un “makeover” de l’héroïne atteste de cette tendance). On peut supposer que ces différentes réactions sont en partie dues à l’éducation à la docilité reçue par les enfants assignés filles, alors que les enfants assignés garçons sont plus facilement encouragés à exprimer leur colère.

Conclusion  

L’amatonormativité est un système pouvant prendre des formes multiples, allant de la dévalorisation de la vie célibataire (“tu seras toujours plus heureu·x·se en couple”) à une idéalisation et universalisation du sentiment amoureux. Ces normes sont constamment perpétuées autant par des actions individuelles que par nos productions médiatiques (on pense au fameux “et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants” qui récompense la mise en couple des personnages principaux dans un conte de fées) ou même nos systèmes légaux [4].

Ces normes ont de réelles implications pour les individus qui ne peuvent s’y retrouver : stigmatisation, marginalisation, invisibilisation, … Des effets plus concrets sont également à noter, comme par exemple les bénéfices fiscaux accordés aux personnes mariées, la réduction des frais entraînée par la cohabitation en couple (frais de loyer, de charges, frais alimentaires,...),... De plus, comme l’exemple du mouvement incel cité ci-dessus l’a montré, le sentiment de ne pas parvenir à trouver sa place dans la norme peut rendre les gens plus vulnérables à certaines formes d’endoctrinement menant à la violence. Une alternative plus positive consiste à déconstruire le système de normes et les hiérarchies qu’il entraîne, pour que la société en général valorise une plus grande diversité de modes de relation. Sans appeler tout le monde à l’anarchie relationnelle, il s'agit ici d’au moins d’être capable d’imaginer des formes d’épanouissement personnel qui ne passent pas par une relation romantique ou une forme de célibat lié à la spiritualité. Ce dernier est encore souvent décrit comme un renoncement, alors que le propos ici est tout autre : on ne renonce à rien, on se libère de tout !  

Sources

[1] Termes de tous les jours utilisés dans la communauté aromantique

[2] L’article “Ace, Aro et Poly : Qu’avons-nous en commun?” du blog “LaVie en Queer” propose une analyse du lien entre ces deux systèmes de normes : ici

[3] À noter que, si cet argument prend pour base un système binaire et hétéronormé, il s’applique également au sein des communautés LGBTQIA+. Avec l’accès au mariage pour les couples de même genre, la pression à fonder une vie de famille s'est intensifiée même au sein de communautés autrefois stigmatisées pour leurs mœurs trop libres - voir homonormativité.

[4] Jean Hauser (2005) : La notion juridique de couple en question, Face à une nouvelle organisation sociale.

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