Sexualité obligatoire

La sexualité obligatoire est une norme sociale définissant toute personne comme “sexuelle”, c’est-à-dire comme ayant de l’attirance sexuelle envers d’autres personnes. Elle a des implications quant à la concrétisation de cette attirance : il est considéré comme “normal” (dans une grande partie de la société occidentale) d’avoir des relations sexuelles, d’en avoir à une certaine fréquence et à partir d’un certain âge. Toute personne qui ne répond pas à ces attentes - véhiculées par de nombreux médias et discours, même au sein des communautés LGBTQIA+ - s’en retrouve marginalisée.

Nous tenterons dans cet article de retracer les origines de la sexualité obligatoire en tant que norme et surtout les conséquences que celle-ci entraîne, notamment pour les personnes qui n’ont pas de désir ou d’attirance sexuelle.

Origines supposées et évolutions

Comme beaucoup de normes, il est difficile de donner une origine précise ou factuelle à la sexualité obligatoire. La société judéo-chrétienne dont nous sommes les héritier·ère·s plaçait le sexe au centre d’un dispositif complexe et contradictoire : D’un côté, les rapports sexuels hors-mariage étaient interdits, et le plaisir pris dans l’acte était dénoncé comme déviant ou mauvais par essence. De l’autre, il était obligatoire de “consommer” le mariage par un acte sexuel de pénétration “PiV” (Penis in Vagina). Cette forme de l’obligation sexuelle était une sorte d’assise morale au besoin d’assurer une reproduction en suffisance, surtout dans un contexte de mortalité infantile élevée, tout en garantissant une filiation claire. En effet, l’héritage se faisant du père à ses enfants mâles, il y avait besoin d’identifier clairement les héritiers dans une cellule familiale fermée.

Depuis les années 1960/1970 et l’accès plus large à des méthodes contraceptives plus fiables (pilules contraceptives, préservatif, stérilet, etc.), la sexualité s’est petit à petit développée comme un plaisir en soi, de plus en plus séparée de tout but procréatif ou héréditaire 1. Mais ce que certain·e·s voient comme “la libération sexuelle” est rapidement dénoncé par de nombreuses associations et militantes féministes comme une large mise à disposition des corps des femmes pour les hommes. Puisque le risque d’une grossesse non-désirée était devenu faible, les femmes n’auraient plus rien à objecter au désir des hommes. Nous y reviendrons.

Il s’opère alors un glissement de sens de l’acte sexuel : d’union physique scellant le contrat de mariage dans les corps, censé être réservé à la nuit de noce et au mariage qui suit, l’acte sexuel devient lieu d’un passage à l’âge adulte. Perdre sa virginité prend le sens de laisser l'insouciance de l’enfance derrière soi pour embrasser d’autres réalités, d’autres responsabilités - et entrer de plein-pieds dans l’hétéronormativité.

Conséquences de l’injonction - culture du viol et travail du sexe

On le devine dans le très bref historique esquissé plus haut, la sexualité, acte éminemment intime, est un lieu où la vie sociale et politique s’est jouée et se joue encore. Avoir du désir et des rapports sexuels fait partie de la vie réputée normale de tout être en société, ce qui implique plusieurs choses.

Tout d’abord, la sexualité obligatoire revêt un caractère genré délétère : les assigné·e·s hommes sont placé·e·s dans un rôle de désirant, voire de prédateur à l’appétit dévorant. Le grand mythe des besoins sexuels des hommes nait de cette éducation genrée à la sexualité : les hommes auraient besoin de rapports réguliers pour rester en bonne santé, ce qui implique que les femmes doivent leur fournir ces rapports (la masturbation étant au mieux tolérée et l’homosexualité étant souvent ostracisée).

Les assigné·e·s femmes, de leur côté, sont placé·e·s comme des êtres désirés, à qui incombe la gestion du désir des hommes. Dans ce système, les assigné·e·s femmes n’ont plus de contrôle sur leur désir : si elles s’habillent et se comportent de manière à ne pas trop encourager ou attiser le désir des hommes, elles sont considérées comme “frigides” ou “prudes”. Si elles décident de prendre leur désir en main et d’agir sur base du désir sexuel qu’elles peuvent sentir, on leur reprochera une trop grande agressivité, voire d’être des “salopes” qui provoquent les hommes.

Dans tous les cas, les assigné·e·s femmes sont jugé·e·s responsable des agressions sexuelles ou viols qu’iels subissent régulièrement : les assigné·e·s hommes étant considéré·e·s comme “esclaves de leurs désirs” ou “victimes de leurs besoins”, toute la responsabilité d’agressions éventuelles retombe sur les assigné·e·s femmes.

Cet état de fait peut être rapproché à la culture du viol, un concept utilisé en sociologie pour qualifier un ensemble d’attitudes et de comportements qui minimisent, normalisent voire encouragent le viol dans une société donnée.

Par ailleurs, la très vaste majorité des sociétés qui encouragent l’obligation sexuelle empêchent ou précarisent fortement l’activité des personnes souhaitant y répondre professionnellement : les travailleur·euse·s du sexe. Le travail du sexe, qui permet souvent de soulager un mal-être social créé par l’obligation sexuelle ou un manque de liens affectifs, est très vastement criminalisé, soit par un appareil législatif directement répressif (interdiction du travail du sexe, criminalisation des client·e·s ou des personnes encadrant ces activités, etc.), soit par une précarisation féroce (harcèlement par les forces de police, dénigrement des plaintes pour agressions sexuelles déposées par des travailleur·euse·s du sexe, refus de reconnaitre le travail du sexe comme source de revenus encadrée légalement par exemple en tant qu’activité d’indépendant·e, etc.). Les contradictions de cette norme ressortent à nouveau : la société pousse fortement, via des fictions, des discours relayés, etc. à faire du sexe un élément essentiel de la vie sociale ou de la bonne santé des individus, tout en dénigrant le sexe tarifé comme dégradant, contre-nature ou essentiellement forcé.

Rejet et déviance : abstinence, misère sexuelle et asexualité

Nous le voyons, l’obligation sexuelle est à la source de beaucoup de problèmes pour la population souhaitant s’y conformer. Cependant, nous ne devons oublier celles et ceux qui y échappent.

Comme on pourrait s’y attendre, les personnes qui ne se répondent pas à cette norme sont frappées d’infamie : qu’elles soient volontairement abstinentes (récupération d’un trauma post-agression sexuelle, volonté individuelle, …), dans un état de misère sexuelle (incapacité à ou impossibilité de concrétiser le désir sexuel à cause d’une situation sociale, physique, mentale ou autre) voire asexuelle (ne possédant pas d’attirance sexuelle), nombreuses sont les personnes ne se retrouvant pas dans ce prescrit social. Les discours ambiants, qui placent le sexe comme un facteur nécessaire à une bonne santé physique, mentale ou sociale (et notamment dans le cadre d’un couple hétérosexuel romantique exclusif) mènent en creux à considérer les personnes ne désirant pas ou ne pouvant accomplir d’acte sexuel comme des malades et des déviant·e·s. Par exemple, le DSM, un ouvrage de référence en termes de classification des troubles mentaux, contient toujours une mention du “trouble du désir sexuel hypoactif”. Celui-ci est défini par une “déficience (ou absence) persistante ou récurrente de fantasmes sexuels ou de désir d’avoir des relations sexuelles” 2.

Cette “déficience” n’étant jamais clairement quantifiée, elle ouvre la voie à une grande subjectivité des diagnostics. Elle empêche également la possibilité d’une critique à son encontre, ramenant l’absence d’attirance sexuelle à une maladie mentale qui doit être “traitée”. Cette définition d’un “trouble mental” s’oppose à l’activisme de collectifs et personnes asexuelles, qui cherchent justement à visibiliser et remettre en question la norme qui les marginalise. 3

En guise de conclusion : une hydre à abattre

Comme nous l’avons montré, la sexualité obligatoire est une norme oppressive qui concerne l'entièreté de la population. Pour lutter contre elle, les mouvements dénonçant la culture du viol, tels que #MeToo ou #BalanceTonBar, sont très importants. Cependant, ces derniers ne s’adressent qu’à une seule tête de l’hydre qu’est la sexualité obligatoire. Il est essentiel d’également visibiliser les mouvements pour les droits des travailleur·euse·s du sexe, ainsi que les luttes de militant·e·s et collectifs asexuel·le·s qui remettent en question de manière plus globale la sexualité obligatoire. Ce combat montre bien la nécessité d’articuler les luttes LGBTQIA+ aux luttes féministes, anticapitalistes, antiracistes, etc. pour amener une société plus juste, plus diversifiée et enfin débarrassée des vieux outils de la domination patriarcale.

Merci à Emmanuel Hennebert du collectif Let's Talk About Non-binary pour son aide à la rédaction de cet article.

Sources

[1] Voir notamment sur le sujet, Paul B. Preciado, Testo-Junkie : sexe, drogue et biopolitique, 2008.

[2] https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/19777334/

[3] https://aceweek.org/stories/asexuality-in-the-dsm

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